III
L’oncle Conrad, qui ne pouvait quitter la maison à cause de « Rœsel », monta le lendemain de bonne heure au pigeonnier. Il ouvrit ma porte en passant et me dit de venir avec lui. Le pigeonnier était tout à la pointe du toit, au-dessus du grenier à foin ; il fallait grimper une échelle pour l’ouvrir. L’oncle Stavolo avait eu soin d’en garnir l’intérieur de planches clouées contre les lattes, et de mettre de longues pointes autour de la lucarne, pour empêcher les fouines et les martres d’y entrer, car ces animaux carnassiers sont très avides de sang. Nous entrâmes donc l’un après l’autre, et les pigeons nous connaissaient si bien, qu’ils volaient sur nos épaules. J’avais même l’habitude de mettre du grain dans ma bouche, où ils venaient le prendre en se battant.
L’oncle visita les nids et tout à coup se pencha dans la lucarne, regardant les trois côtes de Fréland, de Mittelweiser et de Kiensheim couvertes de vignes, aussi loin que pouvait s’étendre la vue. Longtemps il resta penché dans cette ouverture ; les pigeons, ne voyant plus le jour, se mettaient les ailes étendues sur leurs petits ; moi, je me demandais : « Qu’est-ce que l’oncle regarde donc ? »
Il regardait ses vignes, ne pouvant les aller visiter depuis trois jours.
À la fin, il se retira de la lucarne et me dit d’un ton joyeux :
– Kasper, si nous conservons ce temps encore six semaines, nous aurons ce qui s’appelle une année riche en tous les biens de la terre. La vigne n’a plus rien à craindre, le grain est formé, et maintenant il ne lui faut plus que la force du soleil, qui renferme dans ses rayons une douceur singulière ; c’est, à proprement parler, la vie et l’âme des hommes, et cette grande douceur vient des comètes. Oui, nous aurons une fameuse année, et je suis bien content de n’avoir pas vendu mes futailles, malgré le bon prix que m’en offrait Mériâne. Les gens de la haute montagne n’auront pas à se plaindre non plus, car il est tombé de la pluie en abondance au printemps ; les pommes de terre se sont fortifiées et les blés ont pris du corps. Regarde tout là-haut, sur la côte, ces plaques jaunes comme de l’or entre les sapins, ce sont les avoines de l’anabaptiste Pelsly ; il en a six arpents d’une pièce. Et là-bas, dans l’ombre de Rhéethal, ces grands carrés bruns, ce sont les pommes de terre de Turckheim ; les tiges commencent à se flétrir à cause de la grande chaleur, mais elle ne peut plus leur nuire ; elles sont toutes formées. Enfin, enfin, tout le monde peut être content, car le Seigneur comble de ses bénédictions toute la terre. Descendons, Kasper ; ferme bien la porte, que les fouines n’entrent pas.
Il descendait alors l’échelle à reculons. Je le suivis dans l’obscurité, après avoir bien refermé la porte et tiré le verrou. Arrivés dans le grenier au-dessous, l’oncle, me posant la main sur l’épaule, me dit en riant :
– C’est pour le coup, Kasper, qu’il va falloir te mettre en route et souffler dans ta clarinette ; plus l’année est bonne, plus les gens sont généreux : ils ne regardent pas à deux « groschen », ni à trois non plus. Tâche de gagner de l’argent, tâche d’avoir tes deux arpents de vigne cet hiver ; avec les trois que tu as déjà et les miens, cela fera du bien au ménage. Hé ! hé ! garçon, pense qu’il faut profiter de ta jeunesse.
Alors je me sentis vraiment heureux, car, en parlant de la sorte, l’oncle Conrad songeait à mon mariage avec Margrédel. Il descendit ensuite dans la cour, et de ma fenêtre, qui donnait de ce côté, je le vis entrer sous la grande échoppe, visiter ses tonnes et ses foudres, examiner les cercles l’un après l’autre, puis s’arrêter quelques instants après les bras croisés devant le pressoir. Enfin il ouvrit la porte du cellier à droite, et je l’entendis frapper sur les tonnes vides, qui retentissaient au fond des voûtes sonores.
Le soleil était magnifique.
Midi ayant sonné, je descendis dans la grande salle, où je trouvai Margrédel en train de mettre la nappe. Alors je lui racontai les paroles de son père en lui prenant la main ; elle baissait les yeux et ne disait rien.
– Ah ! Margrédel, m’écriai-je, je crois bien que tu m’aimes... mais si tu me le disais, vois-tu, je serais le plus heureux des garçons du village.
Mais elle alors d’une voix douce répondit :
– Pourquoi donc, Kasper, ne t’aimerais-je pas ?
N’es-tu pas le plus honnête homme, le plus...
– Non, non, ce n’est pas comme cela, Margrédel, qu’il faut me répondre. Dis seulement : « Kasper, c’est toi que j’aime ! »
– Hé ! fit-elle en ouvrant la porte de la cuisine, tu n’es jamais content.
Comme l’oncle traversait alors l’allée, je n’eus pas le temps d’en dire davantage. Il entra d’un air grave, et, s’asseyant, il déploya sa serviette sur ses genoux, quoique Margrédel n’eût encore rien servi.
– C’est drôle, fit-il en regardant des femmes qui passaient sous nos fenêtres avec de grands paniers sur la tête, c’est drôle, quelle masse de gens reviennent de Kirschberg ! Depuis ce matin, on ne voit que des paniers de prunes et des tonnelets de kirschwasser.
Margrédel entrait au même instant et déposait la soupière fumante sur la table. Je m’assis à côté d’elle, et l’oncle nous servit ; puis Orchel apporta le plat de choucroute avec un morceau de petit salé. L’oncle Conrad servait et mangeait en silence ; personne ne songeait à rien, quand vers la fin du dîner, se redressant sur sa chaise, il s’écria :
– On ne parle plus que de ce canonnier ; tout à l’heure encore, deux vieilles, qui traversaient l’allée des houx derrière le hangar, disaient : « Le canonnier a fait ceci ! le canonnier a fait cela !» C’est étonnant.
Je vis alors qu’il pensait encore à ce que le père Mériâne nous avait dit la veille aux « Trois-Roses », et cela me surprit beaucoup, car l’oncle Conrad ne songeait d’habitude qu’à ses propres affaires, et non à celles des autres.
Margrédel aussi parut étonnée.
– De quel canonnier est-ce que tout le monde parle ? fit-elle.
– De ce grand Yéri-Hans, qui vient de finir son congé, dit-il, et qui se donne l’air d’être l’homme le plus fort du pays.
– Le fils du vieux Yéri du Kirschberg ? ah ! je le connais bien, dit Margrédel toute réjouie. C’est un beau garçon, grand et tout blond, n’est-ce pas, mon père ? Il me semble encore le voir, comme il y a aujourd’hui sept ans, la première fois que vous m’avez conduite à la fête. Il dansait dans la « Madame-Hütte », et tout le monde disait : « Quel beau garçon ! Comme il danse bien ! Il n’y en a pas un au village pour danser comme le fils du vieux Yéri. » Moi, j’étais encore bien jeune dans ce temps-là, je me tenais derrière les autres avec la tante Christine, mais j’aurais bien voulu danser tout de même ; mes jambes fourmillaient. Je regardais tout le monde qui s’amusait, et personne ne pensait à moi. Voilà que tout à coup Yéri, qui se promenait autour de la salle, me voit, et aussitôt il s’arrête en disant : « Faites place ! faites place ! » Je ne savais pas ce qu’il voulait, et, comme les voisins tournaient la tête : « Tiens, tiens, mademoiselle Margrédel, c’est vous ? fit-il ; maître Conrad est donc ici ? Je ne vous avais pas vue. Mon Dieu ! mon Dieu ! pourquoi donc ne dansez-vous pas ? – À quoi pensez-vous ? s’écria la tante Christine ; elle est encore trop jeune, monsieur Yéri ! – Trop jeune ! C’est maintenant une grande demoiselle... et la plus jolie de la fête encore : je veux être son cavalier ! » Et il me prend par la main, il me tire dehors, et aussitôt la musique recommence. Seigneur Dieu ! que nous avons dansé cette nuit-là jusqu’à deux heures du matin ! Toutes les autres étaient jalouses. Je m’en rappellerai toute ma vie !
Ainsi parla Margrédel, les yeux brillants, les joues toutes rouges, en songeant à ces choses. Moi, pendant qu’elle parlait, je sentais mon cœur se serrer, j’étais triste, mais je ne pouvais rien dire. L’oncle Conrad aussi se taisait, tout rêveur.
– Comment ! Yéri est revenu maintenant ! fit Margrédel. Il ne pense plus à cela, bien sûr ; mais c’est égal, il m’a bien fait plaisir tout de même ce jour-là : c’est la première fois que j’ai dansé !
– Eh bien ! oui, justement, c’est ce grand blond dont tout le monde parle, répondit l’oncle. Je ne dis pas qu’il ne soit pas fort ; je dis seulement qu’on a tort de le mettre au-dessus de tout l’univers. Si j’étais garçon, cela ne pourrait pas aller. Heureusement Kasper est raisonnable, lui ; il n’ira jamais chercher dispute à des gens de cette espèce ; mais chacun voit les choses à sa manière, et je ne m’étonnerais pas qu’à la fin, un homme solide comme le charbonnier Polack, du Hartzberg, par exemple, ou le bûcheron Diemer, de la Schnéethâl, ennuyé d’entendre toutes ses vanteries, n’aille tranquillement le prendre au collet et le jeter sous la table. Oui, cela pourrait bien arriver à Yéri, et ce serait bien fait, car c’est trop fort aussi ce que disait hier le vieux Mériâne, c’est trop fort.
Alors l’oncle Conrad se leva, prit son feutre et fit trois ou quatre tours dans la chambre, les lèvres serrées. J’étais content de ce qu’il venait de dire ; Margrédel ôtait les couverts et repliait la nappe en silence. Et comme nous étions ainsi depuis quelques minutes, Orchel entra en criant que « Rœsel » allait vêler.
Alors toutes ces choses furent oubliées ; l’oncle Conrad se débarrassa de sa veste et nous dit à Margrédel et à moi :
– Restez dans la chambre, vous ne feriez que nous gêner ; arrive, Orchel. Quand ce sera fini, vous viendrez.
Ils sortirent, et Margrédel aussitôt me demanda pourquoi son père était si fâché contre Yéri-Hans. Je lui dis que c’était à cause de ses vanteries extraordinaires ; que ce grand canonnier se glorifiait toujours, depuis son retour d’Afrique, d’être l’homme le plus fort et le plus beau garçon du pays, et que toutes les filles devaient tomber amoureuses de lui.
Margrédel m’écouta sans répondre, et quand j’eus fini, baissant les yeux, elle rentra dans la cuisine et se mit à laver les assiettes.
Une demi-heure après, Orchel étant venue nous annoncer que « Rœsel » avait mis bas, nous descendîmes tous ensemble à l’écurie, où nous vîmes la bonne bête qui léchait son veau d’un air tendre, et l’oncle Conrad tout joyeux qui s’écriait.
– Maintenant, je ne regrette plus mes peines. Dans cinq ou six ans, nous n’aurons plus que de l’espèce suisse, c’est la meilleure. À mesure qu’il me viendra des veaux, je me déferai des vieilles bêtes.
Margrédel et moi, nous étions tout émerveillés de voir que le petit cherchait déjà le pis de sa mère ; c’était vraiment curieux à cet âge, et l’oncle lui-même disait :
– Qu’on vienne encore nous chanter après cela que les animaux n’ont pas d’esprit ! Quel enfant pourrait se tenir debout en venant au monde ? Lequel aurait assez de bon sens pour prendre le sein lui-même, et regarder les gens comme ce petit animal ?
Il célébrait aussi la beauté du veau, sa grosseur, la forme de ses genoux bien carrés et solides. Orchel, la corbeille sous le bras, répandait du sel dessus, pour engager « Rœsel » à le lécher.
Enfin, toute cette journée se passa de la sorte ; la joie était dans la maison, et, jusqu’au soir, la porte de l’écurie resta ouverte, pour que les voisins et les voisines pussent venir admirer la belle petite bête. Il y en avait toujours trois ou quatre devant la crèche ; l’oncle Conrad, au milieu d’eux, ne tarissait pas en éloges sur l’espèce suisse, et leur expliquait que, pour le travail, la qualité du lait et la viande, il n’y en avait pas de meilleure.
Tout le monde nous enviait, et le soir étant venu, nous bûmes un bon coup de kütterlé à la santé de « Rœsel ». Après quoi chacun alla se coucher, l’oncle Conrad en ayant assez, disait-il, d’entendre tous les bavardages des « Trois-Roses » et les propos inconsidérés du père Mériâne.